Dans un monde où les crises environnementales s’intensifient, un constat s’impose : les défis auxquels nous faisons face sont profondément interconnectés. Le récent rapport de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), surnommé le “GIEC de la biodiversité”, vient confirmer cette réalité. Ce document novateur, baptisé “Rapport Nexus”, met en lumière les liens indissociables entre l’alimentation, la biodiversité, l’eau, le changement climatique et la santé.
Publié en décembre 2024, ce rapport est le fruit d’un travail colossal mené pendant plus de trois ans par 165 experts internationaux issus de 57 pays. S’appuyant sur plus de 6 500 références, il offre une synthèse sans précédent des connaissances scientifiques sur ces interconnexions vitales.
L’alerte est claire : nous vivons la sixième extinction de masse, la première depuis la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années. Près de 75% de la surface terrestre est dégradée et un quart des espèces sont menacées d’extinction. Face à cette situation alarmante, le rapport souligne une évidence trop longtemps ignorée : traiter ces crises séparément ne fait qu’aggraver leurs effets mutuels.
Découvrons ensemble les conclusions essentielles de ce rapport et les pistes d’action qu’il propose pour faire face à ces défis interdépendants.
La vision “Nexus” : comprendre l’effet domino des crises environnementales
Historiquement, les crises liées à la biodiversité, à l’eau, à l’alimentation, à la santé et au climat ont été traitées en silos, chacune avec ses propres conventions internationales et institutions dédiées. Cette approche fragmentée a montré ses limites, voire ses dangers. Comme l’explique la Professeure Paula Harrison, coprésidente de l’évaluation Nexus de l’IPBES : “Les crises mondiales s’intensifient souvent mutuellement lorsqu’elles sont traitées séparément, d’où la nécessité d’une approche commune.”
L’originalité du rapport Nexus réside dans sa capacité à décrypter les chaînes de causalité qui relient ces différentes dimensions. Il ne s’agit plus de voir la biodiversité, le climat, l’eau, l’alimentation et la santé comme des problématiques isolées, mais comme les pièces interdépendantes d’un même puzzle.
Prenons l’exemple des récifs coralliens. Leur dégradation due au changement climatique n’est pas qu’une simple perte de biodiversité. Elle entraîne une cascade d’effets : diminution des stocks de poissons, insécurité alimentaire pour les communautés côtières, perte de moyens de subsistance, et fragilisation des équilibres écosystémiques globaux. Chaque perturbation dans un domaine se répercute ainsi sur l’ensemble du système.
Cette vision systémique est révolutionnaire car elle permet d’identifier les leviers d’action les plus efficaces. Elle révèle également comment certaines solutions peuvent avoir des effets positifs simultanés sur plusieurs fronts. À l’inverse, elle met en garde contre les “fausses bonnes solutions” qui, en se focalisant sur un seul aspect, peuvent aggraver les autres dimensions du problème.
Des exemples concrets qui illustrent l’interdépendance des systèmes
Le déclin des chauves-souris : un effet papillon économique et sanitaire
Le rapport Nexus présente plusieurs cas d’étude frappants qui démontrent la réalité de ces interconnexions. L’un des plus édifiants concerne le déclin des populations de chauves-souris au nord des États-Unis.
Ces mammifères volants jouent un rôle crucial dans la régulation naturelle des insectes. Leur disparition progressive a entraîné une série de conséquences en cascade : les agriculteurs ont dû intensifier l’usage d’insecticides, bien moins efficaces que les prédateurs naturels. Cette solution de substitution a non seulement détérioré la qualité des récoltes, mais a également généré des pertes économiques considérables, estimées à 28,9% des revenus agricoles, soit environ 26,9 milliards de dollars.
Plus grave encore, l’utilisation accrue de pesticides a eu des effets délétères sur la santé infantile. Au total, les dommages combinés pour l’agriculture et la santé s’élèvent à 39,4 milliards de dollars. Cet exemple illustre parfaitement comment la perte de biodiversité peut déclencher une réaction en chaîne affectant l’économie, l’agriculture et la santé publique.
Le gaspillage alimentaire : un levier d’action aux multiples bénéfices
Autre exemple révélateur : le gaspillage alimentaire. Ce phénomène, qui inclut les pertes à toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement (production, manutention post-récolte, transformation et distribution), a des répercussions considérables sur l’ensemble du système.
Les chiffres sont éloquents : réduire ce gaspillage de moitié permettrait de préserver 12% des ressources mondiales en eau, de diminuer les émissions de gaz à effet de serre de 4%, et potentiellement de nourrir jusqu’à 1,9 milliard de personnes supplémentaires. On voit ici comment une action ciblée sur nos habitudes de consommation peut générer des bénéfices simultanés pour la préservation des ressources en eau, la lutte contre le changement climatique et la sécurité alimentaire mondiale.
Ces exemples démontrent l’importance d’une approche intégrée qui tient compte des multiples dimensions des problèmes environnementaux et de leurs solutions.
Les cycles vicieux à briser, les cercles vertueux à créer
L’eau au cœur des déséquilibres
L’eau douce constitue un parfait exemple de ressource au carrefour de multiples enjeux. Le rapport met en évidence comment sa surexploitation, notamment pour l’agriculture intensive, déclenche une série de réactions négatives en chaîne.
Cette surexploitation entraîne d’abord une dégradation des écosystèmes aquatiques, souvent aggravée par la pollution chimique agricole et l’introduction d’espèces invasives. Ces pratiques contribuent au changement climatique qui, à son tour, accentue le stress hydrique et la perte de biodiversité aquatique. La raréfaction de l’eau de qualité fragilise alors la sécurité alimentaire, tout en augmentant les risques sanitaires liés à la consommation d’eau contaminée.

Un cercle vicieux se forme, où chaque perturbation amplifie les déséquilibres globaux. Pour le briser, le rapport préconise des approches intégrées de gestion de l’eau qui tiennent compte simultanément des besoins agricoles, de la préservation des écosystèmes et des impératifs de santé publique.
Vers des solutions mutuellement bénéfiques
À l’inverse des cycles négatifs, le rapport identifie plusieurs leviers d’action susceptibles de générer des cercles vertueux. Parmi eux, l’agroécologie apparaît comme une option particulièrement prometteuse.
En favorisant la diversité des cultures, en réduisant l’usage d’intrants chimiques et en promouvant des pratiques respectueuses des écosystèmes, l’agroécologie permet d’améliorer simultanément :
- La qualité des sols et leur capacité à séquestrer le carbone
- La diversité biologique des milieux agricoles
- La résilience des cultures face aux aléas climatiques
- La qualité nutritionnelle des aliments produits
- La santé des agriculteurs et des consommateurs

Les solutions fondées sur la nature constituent un autre exemple de réponses intégrées aux défis environnementaux. Qu’il s’agisse de restaurer des zones humides pour prévenir les inondations, de reboiser des bassins versants pour améliorer la qualité de l’eau, ou de végétaliser les villes pour réduire les îlots de chaleur, ces approches génèrent des bénéfices multiples qui dépassent largement leur objectif initial.
De la connaissance à l’action : transformer nos modes de gouvernance
Dépasser les silos institutionnels
Le rapport Nexus ne se contente pas d’analyser les problèmes, il propose également des pistes concrètes pour transformer nos modes de gouvernance. Le décloisonnement des politiques publiques apparaît comme une nécessité absolue.
Traditionnellement, les questions environnementales, agricoles, sanitaires et économiques sont traitées par des ministères ou des agences distinctes, avec peu de coordination. Cette organisation en silos empêche d’appréhender les problèmes dans leur globalité et conduit souvent à des politiques contradictoires.
Pour surmonter cet obstacle, le rapport recommande la création d’instances interministérielles dédiées aux défis interconnectés, ainsi que l’élaboration d’indicateurs communs permettant d’évaluer les impacts transversaux des politiques publiques.
Impliquer l’ensemble des acteurs
La transition vers des approches intégrées ne peut se faire sans l’implication de tous les acteurs concernés. Le rapport souligne l’importance de créer des espaces de dialogue et de collaboration entre :
- Les institutions politiques nationales et internationales
- Le monde agricole et les filières alimentaires
- Le secteur économique et financier
- La communauté scientifique
- La société civile et les citoyens
Cette gouvernance participative est essentielle pour garantir l’acceptabilité sociale des transformations nécessaires et pour mobiliser les connaissances et ressources de chaque partie prenante.
Les savoirs autochtones et locaux, longtemps négligés, méritent une attention particulière. Fruits d’une longue coévolution avec les écosystèmes, ils recèlent souvent des solutions adaptées aux contextes locaux et respectueuses des équilibres naturels.
Une responsabilité partagée face à des défis communs
Le rapport Nexus de l’IPBES nous livre un message à la fois inquiétant et porteur d’espoir. Inquiétant car il confirme la gravité et l’imbrication des crises environnementales que nous traversons. Porteur d’espoir car il démontre qu’en adoptant une vision systémique, nous pouvons identifier des solutions qui génèrent des bénéfices multiples.
Climat et biodiversité sont les deux faces d’une même pièce. L’eau, l’alimentation et la santé complètent ce tableau d’interdépendances qui dessine notre avenir commun. Comprendre ces liens, c’est se donner les moyens d’agir plus efficacement.
La Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), qui accueille le secrétariat scientifique du comité français pour l’IPBES, joue un rôle crucial dans la diffusion de ces connaissances et dans la sensibilisation des décideurs comme du grand public.
Face à ces défis entrelacés, la responsabilité est partagée. Gouvernements, entreprises, communauté scientifique et citoyens : chacun a un rôle à jouer dans cette transition vers une approche plus intégrée et plus respectueuse des équilibres naturels dont dépend notre bien-être.
Le temps presse, mais les solutions existent. À nous de les mettre en œuvre, en gardant toujours à l’esprit cette vérité fondamentale : tout est lié.