Nous ne nous en rendons pas toujours compte, mais vivre dans un monde où l’électricité est disponible à chaque instant relève d’un équilibre technique impressionnant. Que ce soit pour recharger un téléphone, faire tourner un réfrigérateur ou maintenir en vie une personne sous assistance respiratoire, le courant doit être là. Toujours. Et pour cela, il faut que la production et la consommation électriques soient parfaitement équilibrées, en temps réel.
Ce lundi 28 avril, l’Espagne et une partie du Portugal ont connu une panne généralisée d’électricité. Un événement rare, brutal, et surtout révélateur. Révélateur de notre dépendance à un système extrêmement complexe, mais aussi des failles dans notre manière de communiquer, de comprendre et de réagir collectivement.
Dans cet article, nous allons voir comment ce black-out met en lumière les limites du système énergétique européen, les enjeux de la désinformation, et surtout, ce qu’il nous dit de notre capacité — ou non — à construire une société plus résiliente et autonome face aux crises.
Ce que nous savons… et surtout ce que nous ne savons pas encore
L’une des premières choses à retenir est justement que… nous ne savons presque rien. Du moins pas encore. Et c’est probablement ce qu’il y a de plus frustrant pour le grand public, habitué à des réponses immédiates.
Un black-out généralisé, ce n’est pas censé arriver. Le réseau électrique européen est conçu avec des dispositifs de sécurité avancés : redondance, délestage, îlotage, réserve de puissance… Autant de mécanismes destinés à éviter l’effet domino et à contenir tout incident local.
Et pourtant, cette fois, cela n’a pas suffi.
La péninsule ibérique présente des particularités qui compliquent l’analyse. D’abord, une faible interconnexion avec le reste de l’Europe. Ensuite, une grande part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique, notamment du solaire et de l’éolien. Contrairement au nucléaire, ces énergies sont moins constantes, ce qui peut poser des défis de stabilisation du réseau, surtout en cas de défaillance.
Mais attention à ne pas tirer de conclusions hâtives. Non, les énergies renouvelables ne sont pas automatiquement les coupables. Ce serait comme accuser la pluie d’avoir causé un accident de voiture sans vérifier les freins du véhicule. Les autorités espagnoles ont d’ailleurs été très claires : l’enquête prendra des mois. Six, au minimum.
En attendant, toute affirmation péremptoire relève plus de la posture idéologique que de l’analyse sérieuse.
Derrière le black-out, des questions fondamentales sur notre résilience
Cet incident, aussi technique soit-il, soulève en réalité une question cruciale : sommes-nous prêts à faire face à une défaillance majeure de nos infrastructures vitales ?
On pense souvent à tort que la résilience d’un réseau dépend uniquement de la robustesse de sa technologie. En réalité, c’est bien plus vaste. La résilience, c’est aussi :
- La capacité à isoler une panne pour éviter sa propagation.
- La réactivité des opérateurs.
- La transparence de l’information.
- Et surtout, l’anticipation.
Pourquoi, dans ce cas, le système de protection par îlotage n’a-t-il pas fonctionné ? Pourquoi les réserves n’ont-elles pas compensé la perte soudaine de production ? Est-ce que l’interconnexion France-Espagne, censée soutenir le réseau, a été désactivée au mauvais moment ? Autant de questions ouvertes.
On peut aussi s’interroger sur l’autonomie énergétique des pays européens. Une interconnexion plus forte est souvent vue comme une garantie. Mais lorsqu’un événement en Espagne a des répercussions jusqu’en France, on comprend que cette dépendance mutuelle est à double tranchant.
Et dans tout cela, il ne faut pas oublier une chose : des vies humaines sont en jeu. Dans les hôpitaux, les maisons de retraite, sur les routes… Une coupure de courant n’est pas qu’un désagrément. Elle peut être mortelle.
La désinformation : un virus aussi dangereux que la panne
Ce genre d’événement est malheureusement un terrain fertile pour la désinformation. Les réseaux sociaux s’enflamment, les plateaux télé s’agitent, et chacun y va de sa théorie, souvent sans preuve ni compétence.
Moins de 24 heures après la coupure, des voix se sont élevées pour accuser les énergies renouvelables. D’autres ont évoqué une attaque extérieure, ou même un phénomène météorologique rare. La plupart de ces affirmations ont été démenties peu après.
Mais le mal est fait : sur LinkedIn, X (ex-Twitter), YouTube, les messages alarmistes se multiplient. Graphiques à l’appui, certains tentent de démontrer des corrélations douteuses, pendant que d’autres affirment sans détour que “le solaire est responsable”.
Ce sont souvent les mêmes qui, dans d’autres contextes, dénoncent la “dictature verte”, le “lobby écolo”, ou prônent un retour aux “vraies énergies” (entendez : fossiles ou nucléaire).
Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’incertitude gêne. Elle pousse à chercher un coupable, rapidement, même si c’est au prix de la vérité.
Plus grave encore, certains médias pourtant reconnus tombent dans le piège. Ils invitent des “experts” auto-proclamés, parfois éloignés du terrain depuis des décennies, ou dont les liens d’intérêts ne sont pas précisés. D’autres relaient des explications prématurées sans les avoir croisées avec les données disponibles.
Heureusement, quelques voix responsables appellent à la prudence. Des institutions comme RTE ou REE, et certains médias sérieux, ont préféré dire : “Nous ne savons pas encore. Attendons.”
Et c’est probablement ce qu’il y a de plus courageux dans cette époque d’instantanéité.
Une leçon de lucidité : bâtir une société plus autonome et plus critique
Ce black-out doit être l’occasion de nous interroger sur notre modèle de société. Pas seulement sur le plan technique, mais aussi sur le plan social et politique.
Tout d’abord, il y a l’autonomie énergétique. Ce n’est pas seulement une question de produire localement. C’est aussi de savoir gérer les crises, avoir des solutions de secours décentralisées, des réseaux intelligents capables de réagir rapidement.
Les énergies renouvelables, si elles sont bien intégrées, avec des technologies comme le grid-forming ou les compensateurs synchrones, peuvent au contraire renforcer la résilience du système. Mais cela demande des investissements, de la formation, et surtout une vision long terme.
Ensuite, il y a la question de l’éducation critique. Face à la multiplication des informations, nous devons apprendre à douter intelligemment. Savoir identifier une source fiable, reconnaître un conflit d’intérêt, ou simplement attendre avant de tirer des conclusions.
Inviter un “expert” sur un plateau, ce n’est pas anodin. Cela confère une légitimité. Si cette personne n’est pas qualifiée, ou a des intentions politiques cachées, cela peut brouiller la compréhension publique pendant longtemps.
Enfin, il y a notre capacité collective à sortir de la réaction immédiate. Une société résiliente, ce n’est pas une société sans problème. C’est une société qui sait encaisser le choc, analyser froidement, et corriger ce qui doit l’être.
Ce black-out est une alerte. Il ne faut ni en faire un épouvantail contre la transition énergétique, ni une simple anecdote technique. C’est un symptôme. Et comme tout symptôme, il mérite d’être écouté avec attention.
Ne plus subir : faire le choix de l’autonomie collective
Le 28 avril 2025 pourrait bien rester dans les mémoires, non pas comme un simple accident, mais comme un tournant. Le moment où l’Europe, et en particulier l’Espagne, ont pris conscience qu’il ne suffit pas d’avoir de l’électricité verte. Il faut aussi qu’elle soit stable, sûre, adaptée à un monde en mutation.
La résilience énergétique ne viendra pas d’un retour en arrière, mais d’un choix assumé de modernisation, de diversification des sources, de réseaux plus intelligents, et de citoyens mieux informés.
Pour cela, il faut rompre avec l’idée que l’expertise est immédiate. Accepter que certains phénomènes sont complexes et que les réponses mettent du temps. C’est la base d’une autonomie collective : comprendre avant d’agir, apprendre avant de juger.
Alors, la prochaine fois qu’un événement de cette ampleur se produit, posons-nous cette question simple : suis-je en train de réagir, ou suis-je en train de comprendre ?